Une petite histoire de la musique française au XVIème siècle

28 FÉVRIER 2018

Le regard de l’historien est toujours assez perspicace pour faire valoir l’importance et la crucialité d’une époque – d’un millénaire, d’un siècle, ou même de l’événement de quelques jours. Il est résolument insensé de croire que la contemplation des siècles passés s’ordonne en pensée historique dès que l’on y a découpé des “tranches” temporelles, et communément arbitraire de déclarer que le monde a évolué sous l’incidence plus marquée de certaines d’entre elles. Il ne faut pas pour autant s’imaginer que toute démarche historique se fonde sur la négation d’un tel arbitraire ; bien au contraire, on s’engage sûrement sur les pas de l’historien dès lors qu’on se persuade que pour servir le propos, seul un petit nombre des pièces du gigantesque puzzle des faits seront finalement mises en relief. Autrement dit, il faut peindre le motif sous un certain angle de vue, ou sous un certain éclairage. Il serait donc bien vain de vouloir motiver le choix de ce siècle en particulier, le seizième, à travers toute l’histoire musicale – si ce n’est qu’il s’insère ici dans une plus vaste entreprise, vouée entièrement à ce laps de temps. Notre ambition se résume plutôt à vouloir démasquer, derrière l’arbitraire de ce choix, les particularités et les traits singuliers de ce siècle, d’y côtoyer les grands maîtres de la musique de ce temps pour en rendre finalement les figures aussi familières que celles des LutherCharles Quint, ou Rabelais. La limite géographique que nous nous imposons, en n’effleurant que la musique française, relève d’un certain souci de concision, non dénuée toutefois d’une présentation assez explicite, d’un sentiment de proximité sans doute aussi ; si l’intérêt se manifeste, le voyage pourra bien sûr se poursuivre un peu plus loin encore.

Quant à l’éclairage, nous avons choisi pour parcourir cette “tranche” musicale du XVIème siècle, la faible lueur d’un moment joyeux de simple érudition. Notre approche ne cherche pas l’analyse systématique, qui serait d’ailleurs hors de la portée du simple “amateur” que nous sommes ; les jalons de ce parcours initiatique (il l’a du moins été pour nous !) s’en trouvent donc considérablement restreints. Pour le lecteur avide d’en savoir encore davantage, nous conseillons qu’il se reporte à l’excellent ouvrage d’histoire de la musique, qui nous a servi de précieux guide pour l’écriture de cette petite histoire : Histoire de la musique, tome I : Des origines à Jean-Sébastien Bach, sous la direction de Roland-Manuel, Encyclopédie de la Pléiade. Bien entendu, nous encourageons vivement l’écoute : divers ensembles et interprètes de qualité, dont le nombre est croissant – témoin de la joie que ceux, musiciens ou musicologues découvrant ou redécouvrant le répertoire, n’ont de cesse de faire partager, – ont enregistré un bon petit nombre des oeuvres de ce siècle. Même s’il reste bien modeste au regard des répertoires ultérieurs (dont certains, surtout à compter du XVIIIème siècle, sont sans doute surreprésentés sur le marché du disque), il devrait laisser un choix appréciable au mélomane curieux.

Musique vocale

Josquin des Prés (vers 1440 – 1521)
Si nous ouvrons ce chapitre de notre petite histoire avec Josquin des Prés, c’est qu’il marque résolument le point d’aboutissement de toutes les tendances médiévales. Depuis le XIIIème siècle en effet, siècle d’or de l’écriture en contrepoint, se succèdent toutes les tentatives d’une écriture plus “verticale”, et l’invention musicale se cristallise autour de la notion d’harmonie. Or on peut dire que ces deux formes d’écriture, horizontale (contrapuntique) et verticale (harmonique), trouvent finalement avec Josquin un point de juste équilibre. Moment éphémère de stabilité que cette période du XVIème siècle, puisqu’à sa suite s’amorce la prise de pouvoir d’une forme sur l’autre, l’harmonie sur le contrepoint, celle-là n’ayant plus assez de justifier celle-ci, mais voulant s’affirmer comme seul langage musical possible. Période de transition donc. C’est aussi que Josquin, originaire de la région du Hainaut (alors rattachée, et ce depuis 1428, au duché de Bourgogne), vit au foyer de la vie musicale de son temps, point de rencontre, aussi bien géographique que culturel, des régions du nord de la France et des Flandres. C’est là que l’activité musicale bat son plein, brassant les influences, celle de l’Italie par dessus tout, qui finira, un peu plus tard, par devenir un pôle plus attrayant. Si Josquin eut le mérite de parachever l’évolution, déjà amorcée par ses prédécesseurs Guillaume Dufay et Johannes Ockeghem, vers l’affranchissement vis-à-vis des techniques musicales héritées du Moyen âge, il eut aussi pour lui une conjoncture fort opportune : l’imprimerie musicale voit le jour en Italie, et dès 1502, plusieurs recueils de messes de Josquin sont publiés chez Petrucci, premier fondateur à Venise. La diffusion des éditions imprimées est rayonnante, et, ajoutée aux nombreuses copies manuscrites de son oeuvre, marque l’influence profonde de celui qui est considéré comme le plus grand maître par les musiciens et compositeurs de son temps.
Josquin réside d’ailleurs de nombreuses années en Italie, assimilant le style musical qui y a cours, et dont l’évolution tend clairement vers une forme nouvelle, plus “textuelle”. Sous l’influence de la chanson profane, le texte gagne en effet ses lettres de noblesse, et participe de plus en plus de l’expressivité musicale. Josquin, témoin privilégié de cette importante mutation, qui n’est rien moins que la reconnaissance de l’étroit lien qui peut unir musique et littérature (leitmotiv de tout ce siècle), comptera ainsi parmi ses plus actifs collaborateurs.

La messe et le motet franco-flamands
Héritages d’Ockeghem, les premières compositions de musique d’église de Josquin sont encore fondées sur l’ancienne technique du “cantus firmus” : un thème mélodique, la “teneur” (ou “ténor”, dont dérive directement le terme assigné plus tard à la voix correspondante, ne désignant plus finalement, au lieu de la ligne mélodique même, qu’une tessiture), sert de base architecturale à l’oeuvre polyphonique, les différentes voix s’organisant à partir et autour de lui. Par souci de symétrie au sein de l’ensemble vocal, l’écriture à quatre voix est alors souvent privilégiée : le quatuor est scindé en deux duos, l’un aigu, l’autre grave. Tout autant que les messes, sinon plus, les motetsvont se révéler un terrain de recherche fécond d’une plus grande expressivité et d’un plus grand équilibre : essentiellement, le rythme devient plus clair et la mélodie plus simple, en vue d’une union plus étroite avec le texte, auquel on accorde une attention grandissante.
A la mort de Josquin, toute une génération de musiciens va continuer le style et les recherches du grand maître, aussi bien dans les terres natales du Nord qu’en Italie, où ont émigré nombre d’entre eux par attraction du nouveau goût musical. Du côté des Pays-Bas, sous l’influence de Charles-Quint et baignés dans l’atmosphère de l’Inquisition, les musiciens se consacrent essentiellement à la musique religieuse, s’attachant à la composition d’oeuvres liturgiques permettant aux chantres de faire valoir leurs capacités vocales. La technique du cantus firmus est délaissée au profit de la “missa parodia” : c’est une composition polyphonique, chanson ou motet, qui donne le thème mélodique, et toutes les voix sont traitées également (par opposition au rôle particulier accordé à la teneur dans l’ancienne technique). C’est surtout dans les motets qu’ils poursuivent plus avant la tendance amorcée par Josquin d’accommoder le plus étroitement la musique aux paroles. Néanmoins, cédant à l’usage de plus en plus répandu de l’exécution a cappella, ils finiront par systématiser une manière de composer de type imitatif : chaque thème musical est énoncé à chacune des voix en une imitation plus ou moins libre, aboutissant au final à l’enchevêtrement complet de toutes les parties. Si l’on y gagne par l’exaltation des beaux effets de la sonorité polyphonique, on y perd en rendant le texte tout simplement inintelligible !
Du côté de l’Italie, les musiciens émigrés introduisent la technique franco-flamande en même temps qu’ils puisent les éléments d’un style nouveau, le madrigal, dont ils transportent les hardiesses et l’expressivité du texte dans leurs motets. Sous l’influence de la culture humaniste, et en opposition à la technique néerlandaise, stricte et organisée, se développe alors un style préoccupé avant tout de la juste déclamation du texte (en particulier, on veille à une accentuation correcte du latin), et dans lequel rythme, mélodie, harmonie ne sont plus conditionnés que par les paroles. Ce n’est que l’amorce du déclin de la toute puissante polyphonie néerlandaise, qui, dans la seconde moitié du XVIème siècle, faute (pour ainsi dire, car on en mesure aussi tous les bienfaits) d’avoir laissé s’introduire en sa place fortifiée le cheval de Troie des madrigalistes, laissera place au style clair et expressif de la technique italienne.

La chanson à l’époque de Josquin
L’histoire musicale du XVIème siècle se ramène toujours, en première analyse, à la dualité qu’introduit l’opposition de la musique profane à la musique sacrée. Certes, si l’on adopte un parcours chronologique, on ne manquera pas de constater à quel point l’une et l’autre évoluent comme sur deux voies parallèles, chacune forme d’art autonome se justifiant par une nécessité ou sociale, ou religieuse. Du point de vue des seules formes musicales cependant, musique sacrée et musique profane n’ont finalement jamais été aussi proches qu’en ces derniers siècles du Moyen âge : oeuvres sacrées sur thèmes de chansons profanes (combien de messes, par exemple, sur le thème de la célèbre chanson l’homme armé !), pièces profanes faisant appel à un matériau musical issu des messes, ou chansons à références et symboliques religieuses.
La chanson, qui est l’apanage des compositeurs et musiciens au service des grandes cours, n’en est pas moins le témoin d’une culture qui dépasse largement les limites du domaine royal : dans cette joyeuse société du début de la Renaissance, tout est prétexte, arrivées des souverains dans les villes, baptêmes ou mariages royaux, à bals, banquets, processions, et autres spectacles que ne manque d’accompagner musique vocale ou instrumentale. Cela devient une telle nécessité, que la chanson fait l’objet d’un mécénat de plus en plus étendu, tout un chacun parmi les grands hommes désirant se voir attitrés les services d’un musicien prestigieux, pour les grandes occasions comme pour les moments plus intimes.
La chanson, d’accompagnement festif, devient alors forme d’art autonome. Elle se développe suivant deux styles d’esthétique assez différente, plus dans l’esprit que dans la forme d’ailleurs : la chanson dite “savante” d’une part, la chanson dite “rurale” d’autre part. La première forme est en fait très apparentée au motet (avec cantus firmus), et se présente le plus souvent comme un contrepoint libre où chaque voix procède d’un thème différent. Ce sont les musiciens du Nord, tel Josquin, qui pratiquent le plus ce genre, dont l’intérêt est finalement purement musical.
Mais à la cour de France, la tendance est plutôt à débarrasser la chanson de son caractère religieux, préférant les thèmes d’inspiration populaire, pour en faire un simple et joyeux divertissement. Ce sont des chansons à boire et à danser, à trois voix (sur le modèle de la chanson bourguignonne), qui retrouvent les thèmes précieux de l’amour courtois du XIIème et XIIIème siècle : pastourelles, plaintes de mal mariée… Les thèmes musicaux et les textes sont principalement empruntés à deux manuscrits monodiques, qui constituent une sorte de répertoire de la chanson rurale, témoin de la filiation littéraire du genre.
Cette chanson rurale gagne l’intérêt des musiciens italiens (Josquin, lors de son séjour à la chapelle pontificale de 1486 à 1494, eut tout loisir d’en répandre le style), mais est bientôt supplantée par la chanson polyphonique parisienne, à quatre voix, qui délaisse les sentiments raffinés de l’imagerie médiévale pour d’autres, moins équivoques, de caractère plus érotique. Josquin lui-même ne tarde pas, sous l’influence italienne, à se détacher de la forme traditionnelle des chansons à trois voix – datant sans doute de son séjour à la cour de Louis XII, de 1505 à 1515 – renonçant au mouvement polyphonique au profit d’une harmonie tonale à laquelle il accorde une importance grandissante. Il écrit alors à quatre, cinq, ou six voix, la ligne mélodique gagnant en brièveté et sobriété au service d’un plus grand pouvoir expressif. Le texte (qui, dans une grande diversité, peut faire voisiner des formes poétiques en langues française, italienne, et latine) revêt ainsi une fonction nouvelle : la déclamation en est fortement soulignée, et la musique en suit l’articulation au plus près.
Intimement liée à la vie sociale des cours, la chanson française est en très grande vogue au début du XVIème siècle, et son rayonnement à l’étranger correspond certainement à l’affirmation d’un certain “goût français”.

La chanson polyphonique parisienne
En 1528 paraît, chez l’éditeur Pierre Attaingnant, le premier recueil de musique imprimée à Paris : Chansons nouvelles en musique à quatre parties. Jusqu’en 1552, ce sont plus de cinquante volumes qui seront ainsi publiés, véritables anthologies de la chanson parisienne. Bien que leurs compositeurs soient nombreux, la facture de ces chansons est toujours semblable et, contrairement au style du madrigal italien, favorise le rythme sur l’invention mélodique : déclamation syllabique des paroles, vocalises se bornant à de courtes formules ornementales sans intention expressive, courtes imitations d’une voix à l’autre. C’est le texte littéraire, le poème, qui est source d’inspiration du compositeur et dicte ses lois à la phrase musicale, qui vient épouser la forme versifiée, dont le modèle du genre est un quatrain ou un dizain, en vers de huit à dix pieds. Les compositeurs prisent aussi beaucoup l’épigramme, petit poème satyrique au trait final railleur, car on cultive de plus en plus l’art du sous-entendu, surtout érotique. Les héros de ces chansons guillerettes, tout droit sortis de la farce, font de la chanson parisienne un véritable théâtre comique miniature.
Clément Janequin (vers 1485 – après 1560) est le représentant typique de ce genre – malheureusement, ses messes et motets n’ont pas été conservés – qu’il illustre de plus de trois cents chansons parues entre 1540 et 1550. Il se plaît aussi bien dans la petite pièce galante que dans la grande polyphonie, et exploite, en grand novateur, les ressources offertes par l’introduction d’un certain “chromatisme” nuances apportées par l’emploi de très petits intervalles (tiers de ton par exemple) et propres à rendre la musique ” plus douce et agréable que la diatonique “, suivant les mots de son contemporain Guillaume Costeley. Epris de recherche tant musicale (il ne manque pas d’innover au niveau du rythme) que poétique, il suit de près le mouvement contemporain, de Ronsard à Baïf ; ce dernier est l’un des fondateurs de l’Académie de Poésie et de Musique, cette monumentale tentative de la Renaissance française de réaliser, en théorie comme en pratique, le mariage idéal de la poésie et de la musique.

L’Académie de Poésie et de Musique
La démarche originale de cette Académie, dans la lignée directe de celle des humanistes, est certainement à rechercher dans la séduction exercée par la musique de l’Antiquité, dont on s’efforce de retrouver les effets secrets, en particulier celui d’agir sur les âmes en diverses façons.
Vers 1567, Jean-Antoine de Baïf et le musicien Thibaut de Courville forment le projet de doter la France d’une poésie et d’une musique dont l’union serait à même de raviver ces effets : on expérimente la musique “mesurée à l’antique”, et l’on crée l’Académie de Poésie et de Musique, avec l’ambition de porter l’art musical – et surtout la chanson française, celle de langue “vulgaire”, car la musique religieuse, sur paroles latines, n’est, quelles en sont les raisons ?, pas concernée – au plus haut degré de dignité. Appuyée par le roi Charles IX, qui voit en la musique le reflet de l’état social de la nation, la nouvelle institution est autorisée en 1571. Son fonctionnement même est révolutionnaire : les adhérents, musiciens professionnels (Roland de Lassus la fréquenta certainement lors de son séjour à Paris) ou auditeurs de choix, se réunissent chaque dimanche chez Baïf, et doivent observer la règle absolue du secret musical, nul autre que les membres ne devant connaître les œuvres exécutées lors des concerts.
L’Académie se veut aussi un lieu de formation de jeunes poètes et musiciens talentueux, pliés aux nouvelles règles rythmiques. De fait, elle va avoir une influence profonde sur l’histoire de la chanson : la renaissance de la mesure antique, véritable quantification de la poésie et de la musique, aura pour ultime conséquence l’apparition de la barre de mesure, devenue nécessaire dès que le rythme s’assouplit : emploi de valeurs plus courtes, disparition de la scansion usuelle (de genre binaire-ternaire). Autrement dit, les barres de mesure indiquent que l’on ne chante plus avec mesure…
L’Académie ne survivra pas à Charles IX, qui meurt en 1573, et sera remplacée sous Henri III par l’Académie du Palais, siégeant au Louvre, qui va plutôt cultiver l’esprit tout différent de la Contre-Réforme. De fait, les régions du Nord ne subiront guère l’influence de cette initiative radicale : la vague italianisante continue de déferler, signe précurseur du nouvel art baroque à venir.

L’influence du madrigal italien
C’est la chanson polyphonique parisienne qui subit le plus l’influence italienne : dans la seconde moitié du siècle, la forme poétique la plus répandue devient le sonnet, la tendance est à l’écriture à cinq voix, norme du nouveau madrigal, et la mélodie, dont la ligne se libère, s’écarte des bases populaires du début du siècle. Roland de Lassus (1532 – 1594), compositeur flamand établi à la cour de Munich, dont il occupe le poste de maître de chapelle jusqu’à sa mort, fait partie de ces musiciens qui vont contribuer à l’assimilation et au triomphe du nouveau style italien. Il passe en effet ses années de jeunesse en Italie, où il parfait sa formation de chanteur, et très vite, trouvant dans le madrigal le matériau d’un langage musical plus riche, il s’éloigne de ses prédécesseurs néerlandais. Dans ses chansons par exemple, dont les thèmes grivois dénotent la filiation au genre et à l’esprit de la chanson française, il adopte volontiers une écriture plus claire, recherchant l’expressivité par tous les moyens, aussi bien harmoniques que mélodiques.
Profondément humaniste, curieux de tout et se ralliant à tous les styles, profondément pénétré de l’ardeur de la Contre-Réforme dans sa musique religieuse, profondément enclin aux plaisanteries les plus folles et au burlesque le plus rabelaisien : tels sont les grands traits de la personnalité de Lassus, qui imprègne fortement toute son oeuvre, reflet d’un talent aux multiples aspects que ne manqueront pas d’honorer et célébrer rois et poètes. Ce ne sont sans doute pas ses messes, dans lesquelles il fait preuve d’une grande science contrapuntique mais dont le contenu imposé l’entrave plus ou moins, mais bien plutôt ses motets (le seul Magnum opus musicum en contient plus de cinq cents !), qui dévoilent son véritable caractère, plein d’imagination et d’émotion. Le choix des textes – par curiosité, il préfère ceux qui n’ont pas déjà été mis en musique – favorise l’épanchement triste, l’inquiétude face à la destinée humaine. Quant à la forme de ces motets, qui peuvent atteindre jusqu’à douze voix (on est au point culminant de la polyphonie), elle est tout entière chargée d’exprimer le contenu émotionnel et pictural du texte ; Lassus se plaît surtout aux effets de surprise et d’inattendu : la ligne mélodique est coupée de larges sauts ou de silences soudains, les rythmes sont contrastés, le style passe sans cesse de l’écriture polyphonique à l’écriture verticale.
Reconnu par tous ses contemporains, à l’égal de Josquin, comme un génial compositeur, son oeuvre est éditée partout, de Munich à Venise, en passant par Paris.

La chanson en forme d’air
Ce nouveau type de chanson, moins étroit et plus évolutif que le type parisien, apparaît vers le milieu du siècle. Son origine est à chercher dans une certaine forme de chanson populaire, dont on chantait les différents couplets sur une même musique. Cette vogue de la chanson strophique annonc ce qui, dès 1570, prendra le nom d’”air”, puis l’”air de cour” de la fin du siècle. Humanistes et poètes, ceux de la Pléiade en particulier, s’y attachent aussitôt, dans l’intention toujours renouvelée de favoriser l’union de la musique et de la poésie. C’est à Pierre de Ronsard qu’il revient d’avoir défini les règles précises de ce jeu savant, notamment dans son Abrégé de l’Art poétique français, illustré en 1552 par la parution de son écrit Amours, qu’accompagne un supplément musical des compositeurs Pierre Certon, Claude Goudimel, Clément Janequin, et Marc-Antoine de Muret. Dorénavant, tout livre de chansons est édité sous les noms communs du poète et du musicien qui en sont les auteurs, dont la collaboration est d’ailleurs encouragée de tout côté, par les princes éclairés et mécènes amateurs de musique, les humanistes mélomanes ; partout, du salon parisien au château provincial, l’on chante, accompagné du luth, ces chansons, ces airs, tout autant que l’on discute des problèmes musicaux qui sont posés.
Les pièces, de sujet simple, sont le plus souvent écrites sur un sonnet (poème de quatorze vers, de deux quatrains à rimes embrassées, et deux tercets), et la ligne mélodique suit des principes que nous avons déjà exposés, renouant, en somme, avec une certaine tradition perdue depuis l’Antiquité grecque. Il est intéressant de constater ici un changement, irrévocable, de la conception de l’oeuvre musicale : si, dans les œuvres religieuses, la partie de ténor est encore la voix essentielle, c’est la partie supérieure, le “dessus”, qui, dans la chanson profane, se présente comme la clef de voûte de tout l’édifice musical. Ligne mélodique énoncée au dessus, recherche d’une écriture harmonique : deux jalons sur la route menant vers la musique “moderne” , et dont le genre baroque annonce la première forme.

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