Hommage à Eco, l’invention du hoquet.

28 FÉVRIER 2016

Le Requiem de Fauré s’apparente à une douce berceuse, planante et contemplative, où les chœurs implorent et l’orchestre apaise.

Tous les jeudi, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd’hui, nous vous proposons de rendre hommage à Umberto Eco à travers la musique médiévale et quelques jeux de mots…

Umberto Eco est mort ce week-end, et cet article lui rend hommage ainsi qu’aux personnages de ses romans et à son amour de la sémiologie – gageons d’ailleurs que quelques jeux de mots ne lui auraient pas déplu… De l’Eco au hoquet donc, pour dire notre admiration pour cet auteur et ses ouvrages –, il s’agit pour nous de payer notre écot à un grand romancier et grand médiéviste.

Échos et musiques

À la fin du XIIe siècle, des clercs inventent une nouvelle façon de chanter, le hoquet, qui consiste à faire alterner plusieurs voix se partageant une même ligne mélodique. Le premier chanteur chante une syllabe, le second la seconde, et ainsi de suite : on parle de truncatio vocis, voix tronquée, coupée. L’exercice demande évidemment un entraînement très poussé : pas question de s’emmêler les pinceaux… Les clercs responsables de cette innovation sont parisiens : ce sont les membres de ce que l’on appelle l’école de Notre-Dame. La cathédrale de Notre-Dame de Paris est alors toute neuve, puisque les travaux ont commencé en 1163. Le contexte culturel est plus que favorable : une grande cathédrale, dans une ville en pleine croissance, qui profite pleinement de la présence du roi et de la cour. Paris devient l’un des grands foyers culturels de la Chrétienté occidentale, ce qui sera renforcé quelques années après par l’apparition des universités – on vous en reparlera dans quelques semaines. Des étudiants viennent de toute l’Europe pour y suivre l’enseignement de maîtres prestigieux, tel Abélard. Dans Baudolino, l’un des grands chefs-d’œuvre d’Eco, le personnage principal est envoyé par l’empereur Frédéric Barberousse à Paris pour y faire ses études.

Autour de la cathédrale se croisent des clercs, des juristes, et des musiciens professionnels qui viennent chanter pour le roi et ses nobles. Des compositeurs célèbres, comme Léonin et Pérontin, laissent des œuvres qui sont encore chantées aujourd’hui. Mais dans le cadre liturgique, les pratiques musicales se renouvellent en profondeur : on se met à codifier un système pour écrire les notes, ce qui participe de la volonté de mise en ordre qui sous-tend cet essor culturel. On commence aussi à mesurer la longueur des notes et à élaborer le moyen de représenter cette longueur sur les partitions. Si on ne parle pas encore de blanches, de noires ou de croches, on n’en est pas très loin… Le rythme peut suivre la prosodie du texte chanté, mais il peut aussi s’en détacher et jouer avec les alternances de sons longs et de sons courts, héritées de la poésie latine. Les compositeurs et les théoriciens du XIIIe siècle rivalisent alors d’inventions rythmiques, qui tranchent avec le rythme plat et égal du chant liturgique traditionnel. L’influence de ce courant sur la musique occidentale est déterminante : la musique incommensurable, qui servait à louer Dieu, se fait mesurable, scientifique même, par la recherche de la juste proportion des sons et des rythmes. La polyphonie se développe pour le plaisir des oreilles, mais au détriment de la compréhension des paroles. La technique se pratique pour elle-même et se détache des visées purement religieuses… Dangereuses inventions.

Revenons au hoquet. L’invention de cette technique de chant participe pleinement à ce renouvellement des codes musicaux : on expérimente de nouvelles façons de chanter, en mettant l’accent sur la polyphonie et la recherche de nouveaux rythmes. Le succès de la technique est immédiat, et le hoquet se diffuse dans toute l’Europe. Près d’un siècle et demi plus tard, le courant musical dit de l’Ars Nova, qui lui aussi part de Paris, retravaille et perfectionne le hoquet, en le détachant du seul chant pour l’expérimenter en instrumental. L’un des plus célèbres poètes du temps, Guillaume de Machaut, écrit ce qui est considéré comme la pièce maîtresse de cette technique, le Hoquetus David – pas besoin d’aller à Notre-Dame, vous pouvez l’écouter ici.

Crise de hoquet

Pourtant cette technique musicale ne fait pas l’unanimité – il y a un hic dans le hoquet. Plusieurs clercs la condamnent en effet, jusqu’au pape Jean XXII. Il s’agit du « méchant pape » du Nom de la Rose, opposé aux Spirituels franciscains dont le héros, Guillaume de Baskerville, fait partie. En 1324, Jean XXII émet la décrétale Docta Sanctorum, par laquelle il interdit toutes les nouveautés musicales : « certains inventent des notes nouvelles, brisent les mélodies de l’Église avec des notes courtes, les coupent par des hoquets ». Pour le pape, cette façon de chanter est chaotique, elle détruit le bel ordonnancement des notes et des sons ; cela revient à détruire l’ordre divin et donc, symboliquement, l’Église. La seule chose autorisée, c’est l’unisson, ou, à la limite, et seulement les jours de fête, l’octave, la quarte, et la quinte juste. Pour les amateurs de Kaamelott, on retrouve exactement cette opposition dans la bouche du Père Blaise dans le 48e épisode du deuxième livre : « le prochain que je chope à siffler un intervalle païen, je fais un rapport au pape ! ».

Ceux qui se rappellent du Nom de la Rose, se souviennent du conflit entre Jean XXII, et les Franciscains, qui prônent le retour à la pauvreté du Christ. Le pape voit cette volonté de dénuement évangélique comme une attaque contre l’institution qu’il représente, et leur oppose la tradition de l’Église. Celle-ci, forte de plus d’un millénaire d’existence, doit maintenir son fonctionnement contre les innovations, toujours plus ou moins suspectes. Cette insistance sur la tradition s’observe donc à tous les niveaux, y compris au niveau musical. Le Saint Père finit par gagner la lutte franciscaine, mais pas la bataille musicale : l’interdiction n’est pas respectée et on continue à chanter et à jouer en hoquet. Beau joueur – ou opportuniste – le pape retourne sa soutane en invitant à Avignon le grand théoricien de l’Ars Nova Philippe de Vitry.

La liberté de créer et d’interpréter

Derrière la question de la tradition et de sa place dans les pratiques religieuses se noue en réalité un autre débat : celui de la liberté de créer. Pour le pape, les musiciens sont coupables d’un grave crime : ils « inventent des notes nouvelles ». C’est donc un manque de respect envers la tradition, qui touche au crime de lèse-majesté, voire au blasphème : remettre en question ce que les siècles nous ont légué, c’est mépriser l’œuvre de Dieu. Le problème est d’autant plus criant que la musique occupe une place fondamentale au Moyen Âge : c’est non seulement le cœur de la messe, donc du rituel religieux, mais aussi une image de l’harmonie du monde… Umberto Eco a travaillé sur ces questions dans sa thèse et dans son Histoire de la beauté : l’esthétique a des conséquences sur notre vision du monde, sur nos conceptions cosmologiques. C’est un peu moins vrai aujourd’hui. Nous ne pensons plus que la musique est le symbole de l’ordre du monde. Mais le débat sur la liberté d’expression et de création artistique ne cesse de se poser – témoin, il y a quelques jours, la relaxe du rappeur Orelsan par la cour d’appel de Versailles.

Cet arrêt rappelle ainsi que « le domaine de la création artistique est soumis à un régime de liberté renforcée » pour éviter que le juge ne se fasse autorité morale, porteur d’un pouvoir de censure. Évidemment, le pape médiéval ne se posait pas cette question : il était l’autorité morale suprême ! « Liberté renforcée » pour les artistes : nous ne sommes plus, heureusement, au Moyen Âge, même si l’histoire marche souvent à reculons, « comme une écrevisse » selon l’expression d’Eco. Mais évidemment la question reste posée : peut-on tout dire, tout écrire, tout chanter ? Suffit-il de se dire artiste pour être libre d’écrire des textes injurieux, misogynes ou racistes ? Où mettre les limites, si l’on veut éviter que le législateur ne puisse manier la censure ?

Eco offre peut-être une ultime solution. Dans Lector in Fabula, Eco soutient en effet la théorie d’une totale liberté d’interprétation du lecteur : l’auteur lui-même n’a pas les clés de son œuvre, il n’est pas l’autorité suprême, il n’a pas de réponses. Il a créé, mais désormais la création passe du côté du lecteur : toutes les hypothèses interprétatives que celui-ci pourra proposer seront justes. Même les plus délirantes : c’est ce que Eco met en scène dans le Pendule de Foucault, puisqu’un complot imaginé en vient à être plus réel que la réalité… Ce processus par lequel le lecteur s’empare de l’œuvre, c’est ce que Eco appelait la « coopération interprétative », ou comment mettre l’interprétation littéraire et artistique au service de la réinvention du lien social, un thème qui nous tient à cœur… On pourrait dire, en somme, que la liberté de créer doit s’accompagner d’une liberté d’interpréter : un rappeur peut donc écrire ce qu’il veut, mais l’auditoire peut y entendre ce qu’il veut. La relaxe d’Orelsan est donc tout aussi légitime que l’était son accusation par plusieurs associations : les deux participent de la même liberté de créer/interpréter.

De Baudolino au Pendule de Foucault, des cimetières de Prague aux îles des jours d’avant, ce que Umberto Eco a mis en scène, c’est précisément ce jeu infini entre création et interprétation, à travers les complots inventés, les livres perdus, les méridiens traversés. Eco est mort, mais ses romans, comme le dit la cour de Versailles parlant de la liberté de création, sont « le reflet d’une société vivante ».

Pour aller plus loin :

– Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.

– Ardis Butterfield, Poetry and Music in Medieval France, Cambridge, Cambridge University Press,‎ 2002.

Source

Merci à Sylvain pour la découverte de cet article !